On était prévenus,
on ne nous avait pas pris par surprise, le pré-générique de
Ténèbres avait mis les points sur les i : le livre est
un objet létal. Un homme lit à haute voix en s’aidant de sa main
gantée de noir. Certains mots font plus impression que les autres :
torture, tabou, humiliation... A l’arrière-plan, des flammes
crépitent rythmant la lecture du narrateur dont la voix cesse après
l’énoncé du mot-majuscule : OMICIDIO. Le spectateur est
averti : L’Enfer attend ceux qui prennent les livres pour
argent comptant. Et surtout celles d’ailleurs. Plus sûrement un
objet porte-malheur qu’un viatique. Elles seront punies, celles
qui, pour accéder à la connaissance, ne pourront se passer de lire.
Elsa, (Ania Pieroni,
à mi-chemin entre Stefania Sandrelli (pour la sensualité indomptée)
et Clio Goldsmith (pour le menton)), dissimulée derrière une rangée
de parfums Hermès (le dieu des voleurs mais aussi signe
avant-coureur, le conducteur des âmes aux enfers), s’apprête à
voler le dernier best-seller de Peter Neal, Tenebrae. Moment
délectable (mais on était en 1982, pas en 2019) qui fait du livre
un objet plus désirable qu’un parfum, une robe ou du nécessaire
de maquillage.
Elle le met
discrètement dans son sac à main quand un vigile, ayant repéré
son manège, la saisit en flagrant délit de vol. Avertissement sans
frais puisque après avoir promis un rendez-vous galant au cerbère,
la belle voleuse à l’étalage est libre de rentrer chez elle.
Mais, comme Eve après avoir croqué la pomme et découvert avec la
connaissance l’amertume, le retour d’Elsa à son domicile n’est
pas une balade dans le jardin d’Eden. La ville est désertée à
l’exception d’enfants rentrant sagement de l’école. Parce
qu’elle est libre (elle monte à moto avec qui elle veut), parce
qu’elle vit seule, Elsa est la cible de tous, conformistes (la
vieille femme derrière son rideau) comme détraqués (le
clochard-satyre qui la poursuit de ses assiduités). La gentille
ménagère qui lui sert de voisine, elle, ne risque rien. Elle est
bien trop occupée avec son linge pour susciter la concupiscence des
mâles malfaisants. Alors qu’Elsa a tout pour éveiller des désirs
incontrôlables. Et si elle tombe si précocement, c’est bien
justement parce qu’elle sait tout cela. La connaissance est une
dépravation et le tueur ne s’y trompe pas qui l’étouffe en lui
faisant ingurgiter de force des pages de Tenebrae. C’est le
livre qu’elle a voulu dérober aux hommes qui va l’asphyxier.
Doivent mourir celles qui ont accaparé ce qui leur était interdit.
Car Elsa n’est que la première d’une longue liste de victimes,
avatars sacrificiels de l’Eve éternelle. Tilde, qui voit juste
dans la misogynie de Peter, périra tout comme Maria, punie pour
avoir trop voulu fouiner et Eva, Vénus à peine sortie des eaux et
immédiatement occise par des mâles sans têtes.
En disant cela, en
le montrant, certes à sa façon tordue et ambiguë peut-être, Dario
Argento se place du côté des femmes. C’est tout le paradoxe d’un
réalisateur à qui on a si souvent reproché de tuer autant de
femmes dans son œuvre. Mais comme il l’a toujours affirmé :
« Si je tue plus de femmes dans mes films, c'est que je les
aime davantage ». Et Ténèbres ne fait pas exception qui
nous fait entendre cette vérité si difficile à entendre et plus
féministe qu’il n’y parait: c’est parce que les hommes ne
veulent pas que les femmes soient libres qu’ils les tuent
Cet article a été préalablement publié dans la revue Abordages.
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