lundi 18 novembre 2019

Ténèbres (1982, Dario Argento)




On était prévenus, on ne nous avait pas pris par surprise, le pré-générique de Ténèbres avait mis les points sur les i : le livre est un objet létal. Un homme lit à haute voix en s’aidant de sa main gantée de noir. Certains mots font plus impression que les autres : torture, tabou, humiliation... A l’arrière-plan, des flammes crépitent rythmant la lecture du narrateur dont la voix cesse après l’énoncé du mot-majuscule : OMICIDIO. Le spectateur est averti : L’Enfer attend ceux qui prennent les livres pour argent comptant. Et surtout celles d’ailleurs. Plus sûrement un objet porte-malheur qu’un viatique. Elles seront punies, celles qui, pour accéder à la connaissance, ne pourront se passer de lire.
Elsa, (Ania Pieroni, à mi-chemin entre Stefania Sandrelli (pour la sensualité indomptée) et Clio Goldsmith (pour le menton)), dissimulée derrière une rangée de parfums Hermès (le dieu des voleurs mais aussi signe avant-coureur, le conducteur des âmes aux enfers), s’apprête à voler le dernier best-seller de Peter Neal, Tenebrae. Moment délectable (mais on était en 1982, pas en 2019) qui fait du livre un objet plus désirable qu’un parfum, une robe ou du nécessaire de maquillage.
Elle le met discrètement dans son sac à main quand un vigile, ayant repéré son manège, la saisit en flagrant délit de vol. Avertissement sans frais puisque après avoir promis un rendez-vous galant au cerbère, la belle voleuse à l’étalage est libre de rentrer chez elle. Mais, comme Eve après avoir croqué la pomme et découvert avec la connaissance l’amertume, le retour d’Elsa à son domicile n’est pas une balade dans le jardin d’Eden. La ville est désertée à l’exception d’enfants rentrant sagement de l’école. Parce qu’elle est libre (elle monte à moto avec qui elle veut), parce qu’elle vit seule, Elsa est la cible de tous, conformistes (la vieille femme derrière son rideau) comme détraqués (le clochard-satyre qui la poursuit de ses assiduités). La gentille ménagère qui lui sert de voisine, elle, ne risque rien. Elle est bien trop occupée avec son linge pour susciter la concupiscence des mâles malfaisants. Alors qu’Elsa a tout pour éveiller des désirs incontrôlables. Et si elle tombe si précocement, c’est bien justement parce qu’elle sait tout cela. La connaissance est une dépravation et le tueur ne s’y trompe pas qui l’étouffe en lui faisant ingurgiter de force des pages de Tenebrae. C’est le livre qu’elle a voulu dérober aux hommes qui va l’asphyxier. Doivent mourir celles qui ont accaparé ce qui leur était interdit. Car Elsa n’est que la première d’une longue liste de victimes, avatars sacrificiels de l’Eve éternelle. Tilde, qui voit juste dans la misogynie de Peter, périra tout comme Maria, punie pour avoir trop voulu fouiner et Eva, Vénus à peine sortie des eaux et immédiatement occise par des mâles sans têtes.
En disant cela, en le montrant, certes à sa façon tordue et ambiguë peut-être, Dario Argento se place du côté des femmes. C’est tout le paradoxe d’un réalisateur à qui on a si souvent reproché de tuer autant de femmes dans son œuvre. Mais comme il l’a toujours affirmé : « Si je tue plus de femmes dans mes films, c'est que je les aime davantage ». Et Ténèbres ne fait pas exception qui nous fait entendre cette vérité si difficile à entendre et plus féministe qu’il n’y parait: c’est parce que les hommes ne veulent pas que les femmes soient libres qu’ils les tuent

Cet article a été préalablement publié dans la revue Abordages.